Concilier décarbonation ET équilibre financier dans le secteur agroalimentaire français

| Article

Les grandes priorités du secteur agroalimentaire sont connues. La première relève de la compétitivité des filières ainsi que la capacité de l'ensemble des acteurs de la chaîne de valeur à vivre de leur activité et à investir dans l'avenir. La seconde concerne la résilience des filières, du fait des chocs géopolitiques et climatiques croissants ainsi que des enjeux de souveraineté associés. Enfin, les impératifs de durabilité, incluant la décarbonation, la gestion de l'eau, la dépollution des sols ou encore la préoccupation croissante de la biodiversité, sont à rendre compatibles avec le besoin de production, à la fois en quantité et en qualité.

Les récentes actualités du secteur en France et en Europe remettent ces enjeux sur le devant de la scène et posent plus que jamais la question des arbitrages – complexes – à réaliser. Au-delà des nouvelles contraintes réglementaires européennes, ce sont en effet la rupture du commerce mondial due aux barrières douanières et les vulnérabilités survenues dans le contexte des récents conflits géopolitiques européens qui remettent en balance les sujets de décarbonation versus compétitivité.

Cet article vise à factualiser les défis et les opportunités des filières agroalimentaires en matière de décarbonation, en mettant au cœur de la réflexion à la fois l'agriculteur, disposant d'un rôle fondamental à jouer dans cette transition, mais également la filière dans son ensemble, car c'est à cette échelle que l'équation peut trouver une solution.

Notre conviction est qu'il est possible d'atteindre les objectifs de réduction d'impact carbone tout en préservant l'équilibre financier de la chaîne de valeur agroalimentaire :

  • Des leviers concrets de décarbonation existent, polarisés sur l'amont. Cependant, pour les concrétiser, leur financement doit se penser à l'échelle de l'ensemble de la filière ;
  • Chaque chaînon de la filière, au sein de ses opérations industrielles, a la capacité de créer une valeur suffisante pour couvrir – globalement – ce financement ;
  • Cela nécessite cependant de renforcer la gouvernance entre les acteurs d'une même filière, d'abord pour répondre aux défis de financement, et ensuite de mise en place des solutions de décarbonation.

     

Essentielles à notre alimentation, les filières agroalimentaires, façonnant nos paysages et créatrices d'emplois et de valeur ajoutée, sont à la fois émettrices et séquestratrices de carbone. Comment accompagner la réduction des émissions du secteur estimées à 21 % du volume total des émissions françaises ? Comment répondre à l’impératif d’investissements massifs destinés à financer la transition tout en conciliant celui-ci avec la nécessité de conserver un équilibre financier pour ses acteurs ?

La décarbonation de l’industrie agroalimentaire se heurte à un paradoxe majeur. Alors que l’amont, à savoir les agriculteurs et éleveurs, concentre 50 à 90 % des émissions, c’est cette partie de la filière qui dispose des capacités d’investissement les plus limitées pour décarboner. A l’inverse, l’aval, à savoir les industriels de l’agroalimentaire, partie de la filière qui affiche les engagements les plus forts en matière de décarbonation, détient l’essentiel des capacités de financement, sans pour autant avoir le pouvoir d’agir directement sur la part la plus importante des émissions, qu’elle ne produit pas. C’est tout l’enjeu, bien connu, de l’intégration du « scope 3 » dans la réduction des émissions carbone1.

Si la solution semble évidente – organiser une collaboration entre amont et aval pour réallouer les capacités financières là où sont les émissions – sa mise en œuvre s'avère complexe. Sans cette coopération structurée, les financements et la mise à l’échelle des leviers de décarbonation seront limités

Cet article tente de dessiner les contours d'une méthodologie pour surmonter ces obstacles, en décomposant l'impact carbone et les arbitrages économiques à réaliser à toutes les étapes de la chaîne de valeur des filières végétale et animale, en nous concentrant sur deux exemples concrets : celui de la baguette de pain et celui de la brique de lait.

L'équation décarbonation - équilibre financier trouve sa solution à l'échelle de la filière

1. La France et l’Europe, ainsi que les entreprises qui composent la chaîne de valeur de la filière, maintiennent leurs engagements de réduction d’un tiers des émissions de gaz à effets de serre du secteur agro-alimentaire entre 2015 et 2030

L'alimentation est responsable de 21 % des émissions de gaz à effet de serre en France

80 MtCO2eq d’émissions sont liées à l’alimentation en France, dont 73 MtCO2eq dus à l’agriculture et 7MtCO2eq à l’industrie agroalimentaire. Remplir nos assiettes génère donc 21 % du total des émissions françaises (environ 385 Mt en 2023), ce qui place l’alimentation au deuxième rang des secteurs les plus émetteurs, juste derrière les transports (32 %)2.

Les institutions françaises et européennes maintiennent un cap ambitieux

Afin de respecter les objectifs de la Stratégie Nationale Bas Carbone, les émissions de l'industrie agroalimentaire française devront être fortement réduites d'ici 2030 par rapport à 20153 : à hauteur de 19 % pour l'agriculture et de 35 % pour l'industrie au sens large. Ce plan, acté en 2015, engage les différents secteurs de l'économie à réduire leurs émissions d'ici 2030, puis 2050, date à laquelle la neutralité carbone devra être atteinte.

Cette stratégie est la déclinaison française des accords « Fit for 55 », à travers lesquels l'Union européenne s'est engagée à réduire ses émissions totales de CO2 de 55 % d'ici 2030 par rapport à 19904. Elle a été réaffirmée en mars 2023, lors de la révision de la répartition de l'effort entre les états membres, qui a abouti à une augmentation des objectifs de la France de près d’un quart.

Les principaux acteurs de l’industrie agroalimentaire affichent des objectifs allant encore plus loin

Les principaux acteurs de l’industrie agroalimentaire ont également défini des objectifs ambitieux en matière de réduction de leur impact environnemental, en doublant, pour certains, les engagements gouvernementaux.

Par exemple, Nestlé, Danone, Royal Friesland Campina ou Arla Foods, se sont engagés à atteindre le Net Zéro d’ici 2050 et Unilever dès 2039. Ces engagements sont par ailleurs assortis d’objectifs cibles à horizon 2030 :

  • Nestlé vise à réduire ses émissions de 50 % sur l’ensemble des trois scopes.
  • Danone prévoit une réduction de 47 % pour les scopes 1 et 2, et de 30 % à 42 % pour le scope 3 selon les catégories.
  • Unilever ambitionne une baisse de 100 % pour les scopes 1 et 2 et de 30 % à 42 % pour le scope 3 selon la catégorie.
  • Royal Friesland Campina vise une réduction de 63 % pour les scopes 1 et 2, de 33 % pour les exploitations laitières du scope 3, et de 43 % pour le reste du scope 3.
  • Arla Foods entend diminuer de 63 % ses émissions sur les scopes 1 et 2 et de 30 % celles liées aux produits laitiers pour le scope 3.

2. Les exploitants concentrent 50 à 90 % des émissions de gaz à effets de serre mais ne représentent que 5 à 40 % des coûts de l’alimentation française

Les différents maillons de la chaîne de valeur des produits alimentaires contribuent de manière inégale aux émissions de gaz à effet de serre. L’agriculture, responsable en moyenne de 65 % des émissions des aliments d’origine végétale et de 85 % des émissions des aliments d’origine animale, est le plus gros contributeur, devant la fabrication des intrants.

Dans le cas des aliments d'origine végétale, cette prépondérance de l'agriculture s'explique notamment par la fertilisation azotée qui représente, pour la France, 80 % des émissions nationales de protoxyde d'azote (N2O), et l'utilisation du carburant (émetteur de dioxyde de carbone) nécessaire à l'équipement agricole, qui représente 13 % des émissions agricoles5.

Dans le cas des aliments d’origine animale, cette concentration est due aux émissions de méthane lors de la digestion des animaux ainsi qu’à leur importante consommation de produits agricoles, 40 % des terres arables françaises étant dédiées à l’alimentation des animaux d’élevage6.

Afin de fournir une analyse représentative de la filière agroalimentaire française, nous nous sommes intéressés à deux produits spécifiques, l’un d’origine végétal et l’autre d’origine animale : la baguette de pain et la brique de lait.

Les produits céréaliers représentent 40 % des émissions des aliments d’origine végétale. La baguette de pain, composée à 95 % de farine de céréales, en est un pur exemple. La moitié de ses émissions proviennent des exploitants, qui concentrent seulement 5 % des coûts de la chaîne de valeur (figure 1).

Les produits laitiers, quant à eux, représentent 30 %7 des émissions des aliments d’origine animale consommés en France chaque année. 79 % des émissions relatives aux produits laitiers proviennent des exploitants agricoles, qui concentrent 38 % des coûts de la chaîne de valeur. Bien que moins émetteurs que la viande, les produits laitiers, davantage transformés, disposent d’une chaîne de valeur intéressante à étudier (figure 2).

3. La décarbonation de l’amont de la filière, bien que techniquement réalisable et économiquement rentable sur le long terme, ne peut être amorcée et financée par les seuls exploitants

Plusieurs leviers concomitants existent pour répondre aux objectifs fixés par les institutions et déclinés par les entreprises

Deux fermes virtuelles, représentatives de fermes européennes de taille moyenne, l'une de blé et l'une de lait, ont été modélisées. 27 leviers de décarbonation ainsi que leurs implications sur le modèle économique des fermes y ont été testés, permettant de simuler différents scénarios de transition en matière de coûts, de volumes produits, d’émissions ainsi que d’investissements requis (figure 3). Les 17 leviers de la ferme céréalière s’ajoutent aux 10 leviers de la ferme laitière, les exploitants laitiers pouvant produire eux-mêmes l’alimentation à destination de leur bétail La réduction des émissions et le coût de chacun de ces 27 leviers ont été calculés à partir de données sur l’applicabilité, le taux d’adoption, le potentiel de réduction, les impacts sur les rendements et les coûts associés, issues notamment de la recherche académique, d’entretiens avec des experts du domaine et de rapports sectoriels.es résultats obtenus mettent en évidence que, sans limite d’investissement, une ferme céréalière européenne de taille moyenne pourrait réduire jusqu’à 100 % de ses émissions et une ferme laitière jusqu’à 75 % tout en produisant la même quantité qu’actuellement. Cette réduction pourrait s’accompagner d’une autre bonne nouvelle : une baisse de coût sur le long-terme une fois les investissements amortis, résultant en une hausse de la marge d’EBIDTA pouvant aller jusqu’à 15 % pour une ferme céréalière et jusqu’à 80 % pour une ferme laitière, selon les leviers de décarbonation mis en œuvre.

Dans la suite de cet article, nous avons exploré deux scénarios réalistes permettant d’atteindre les objectifs de réduction des émissions annoncés, cette fois-ci en contrôlant les investissements associés.

L'exemple d'une exploitation céréalière

Les émissions des exploitants céréaliers représentent 50 % des émissions totales de la chaîne de valeur de la baguette de pain. Réduire leurs émissions de 100 % permettrait à ce titre d’atteindre l’objectif de réduction des émissions de 50 % à l’échelle de la chaîne de valeur.

Nous avons réalisé un exercice de simulation reposant sur 5 leviers (figure 4) parmi 10 identifiés, visant à atteindre les 100 % de réduction des émissions pour une ferme céréalière européenne de taille moyenne, c’est-à-dire de 300 hectares, disposant d’un revenu annuel de 480 000 € (ou 1 600 € / ha), générant un EBITDA de 55 % (ou 880 € / ha) et émettant 750tCO2eq (ou 2,5tCO2eq / ha).

L'exemple d'une exploitation laitière

Les émissions des exploitants laitiers représentent 80 % des émissions totales de la chaîne de valeur des produits laitiers. Diminuer leurs émissions de 40 % permettrait d’atteindre l’objectif de réduction des émissions de 30 % à l’échelle de la chaîne de valeur. 

Nous avons réalisé un exercice de simulation reposant sur 5 leviers (figure 5) parmi 27 identifiés, et visant à atteindre 40 % de réduction des émissions pour une ferme laitière européenne de taille moyenne, c’est-à-dire constituée d’un cheptel de 70 vaches, dont l’alimentation est produite à 80 % par l’exploitant laitier, dont la production est de 511 tonnes de lait, disposant d’un revenu annuel de 273 000 € dont 195 000 liés à la production de lait (soit 381 € / tonne de lait), générant un EBITDA de 20 % (ou 76 € / tonne de lait) et émettant 511tCO2eq (ou 1tCO2eq / tonne de lait).

Activer de tels leviers de décarbonation représente plus d’une année de revenus pour l’exploitant ou une augmentation du coût associé entre 3 et 10 %, aucune des deux options n’étant envisageable

L’activation des leviers de décarbonation évoqués dans la partie précédente présente un surcoût important pour les exploitants. Celui-ci est estimé à 600 000 € pour une exploitation céréalière moyenne8 (soit 120 % du revenu annuel) et à 300 000 € pour une exploitation laitière de taille moyenne9 (soit une fois son revenu annuel).

Les exploitants pourront difficilement investir une telle somme. En effet, 18 % d'entre eux vivent en dessous du seuil de pauvreté10 et 40 % estiment que leurs bénéfices devraient continuer à baisser du fait, entre autres, de la baisse des rendements due au changement climatique ou d’une augmentation des coûts causée par des tensions et ralentissements dans les chaînes d’approvisionnement11.

Dans l’hypothèse où ce surcoût serait directement répercuté sur les consommateurs finaux, il représenterait une hausse de 3 % du prix de la baguette et de 10 % de celui d’une brique de lait, en prenant une hypothèse de retour sur investissement sur 5 ans. Une telle hausse des coûts – et donc des prix – dans le contexte actuel ne serait pas sans conséquence pour la filière, la majorité des consommateurs n’étant pas encore prête à payer plus cher pour des produits "bas carbone".

A noter : ces estimations de coûts n'intègrent pas les économies potentielles futures liées à l'évitement des taxes carbone.

Il existe un impératif de financement provenant de la filière dans son intégralité, incluant l’aval et toutes les parties prenantes

Le chemin pour atteindre les objectifs fixés à horizon 2030 est complexe. Même si les solutions de décarbonation de l’amont de la filière sont disponibles et leur efficacité avérée, elles nécessitent de mettre en place des mécanismes de création et de redistribution de la valeur au sein de la filière dans son ensemble.

Dans les deux prochaines parties de ce document, nous nous attachons à détailler d’une part ces mécanismes de création de valeur, essentiellement concentrés sur l’aval, et d’autre part les mécanismes de redistribution de cette valeur, nécessaires pour atteindre les objectifs de décarbonation de la filière. Ceux-ci relèvent, par exemple, du partage du financement pour assurer la transition, ou encore du partage des bénéfices carbone à l’échelle de la filière.

L’industrie agroalimentaire dispose d’un potentiel de création de valeur suffisant pour financer la décarbonation de ses filières

1. Les leviers d'optimisation les plus importants se situent sur la partie "aval" des filières

Les leviers d'optimisations couvrent les 3 parties de la chaîne de valeur

Afin de maintenir l'équilibre financier de la filière, la capacité de financement des leviers de décarbonation doit reposer essentiellement sur des gains d'optimisation.

Ces leviers d'optimisation se situent tout au long de la chaîne de valeur, à savoir au niveau de :

  • la production agricole,
  • l'approvisionnement et la logistique,
  • et, enfin, la transformation et l'emballage.

L’industrie agroalimentaire, ou "l’aval", regroupe l’approvisionnement, la logistique, la transformation et l’emballage. Elle apparaît comme le maillon de la chaîne de valeur le plus susceptible de générer les gains d’optimisation les plus importants et endosse également la plus grande partie des coûts de la filière (figure 6).

Cette partie de la chaîne de valeur est par ailleurs composée d’un nombre restreint d’acteurs à l’inverse de l’amont, qui regroupe des milliers d’exploitants plus fragmentés. Cela rend ainsi plus rapide la mise en place de leviers d’optimisation.

2. L’investissement nécessaire à la décarbonation équivaut à 1 an de gains d’optimisation pour les filières végétales et à 10 ans pour les filières animales

Filière végétale : 300 à 600 millions d’euros de gains annuels potentiels sont identifiés dans l’exemple de la baguette de pain, équivalant à l’investissement nécessaire pour atteindre les objectifs de décarbonation

Appliquer les leviers susmentionnés dans la filière de la baguette de pain permettrait d'assurer une réduction de coûts de production de 20 % environ. Pour une baguette vendue 1 €, si l'on considère que le distributeur final capture en moyenne 0,2 € de la valeur de cette baguette, et que les exploitants, les acteurs de la transformation, de l'emballage, de l'approvisionnement et de la logistique en capturent 0,8 €, l'application des leviers d'optimisation identifiés sur ces 0,8 € permettrait de réaliser une économie de 0,18 € sur chaque baguette vendue. En considérant que seuls les acteurs industriels ou de la grande distribution mettent en place ces leviers d'optimisation sur la chaîne de valeur (40 % du marché du pai[n12) et que 50 à 100 % des impacts attendus sont générés, 300 à 600 millions d'euros pourraient être dégagés sur la filière de la baguette (figure 7)

120 millions d'euros13 d'investissement seraient nécessaires pour financer la réduction des émissions de la baguette de pain à hauteur de 100 % et atteindre les objectifs de réduction des émissions de la filière d'ici à 203014. 300 à 600 millions d'euros de gains potentiels pouvant être générés chaque année par les leviers d'optimisation dans cette filière, l'équivalent d'un an d'optimisation suffirait alors à financer la décarbonation.

Filière animale : 80 à 160 millions d’euros de gains annuels potentiels sont identifiés dans l’exemple de la brique de lait, équivalant à un dixième de l’investissement nécessaire pour atteindre les objectifs de décarbonation

Appliquer les leviers susmentionnés dans la filière des produits laitiers permettrait d'assurer une réduction de coûts de production de l'ordre de 10 %. Celle-ci est inférieure à celle constatée dans l'exemple de la baguette de pain (de l'ordre de

20 %) car les exploitants laitiers présentent un moindre potentiel d'optimisation par rapport à l'aval de leur filière, tout en représentant une part plus importante du total des coûts de la filière.

Pour une brique de 1litre de lait vendue 1,37 € (prix moyen constaté en 2023)15, si l'on considère que le distributeur final en capture en moyenne 0,55 €, et que les exploitants, les acteurs de la transformation, de l'emballage, de l'approvisionnement et de la logistique en capturent 0,82 €, l'application des leviers d'optimisation identifiés sur ces 0,82 € permettrait de réaliser une économie de 0,13 € sur chaque brique de lait vendue. Si l'ensemble des acteurs industriels ou de la grande distribution mettent en place ces leviers d'optimisation sur l'ensemble de la chaîne de valeur et que 50 à 100 % des impacts attendus sont générés, 80 à 160 millions d'euros pourraient être dégagés pour la filière des produits laitiers (figure 8).

Or, 1 100 millions d'euros16 d'investissement seraient nécessaires pour financer la réduction des émissions des producteurs laitiers à hauteur de 40 % et atteindre les objectifs de réduction des émissions de la filière d'ici 203017. Les 80 à 160 millions d'euros de gains potentiels pouvant être générés chaque année par les leviers d'optimisation dans cette filière représentent donc 10 % de la solution sur un an.

Cela porterait à 10 ans les gains d'optimisation nécessaires au financement de la décarbonation dans la production laitière. L'allocation de ces gains au financement de la décarbonation nécessite des arbitrages avec les autres impératifs du secteur, et notamment le maintien des marges dans un contexte où les coûts d'énergie ne cessent d'augmenter et la concurrence de s'accentuer.

9 étapes pour favoriser ces gains d'optimisation sur "l'aval" de la filière et les réallouer à la décarbonation "amont"

Si le potentiel de création de valeur existe, la mise en œuvre concrète de ces leviers d'optimisation et leur réallocation vers la décarbonation constituent un défi organisationnel majeur. L’approche de mise en œuvre en 9 étapes décrite ci-après est le point de vue d’un acteur "aval", car les entreprises de logistique et de transformation agrègent massivement les exploitants "amont" et sont donc les clés de voute pour la mise à l’échelle du plan de financement et de décarbonation d’une filière. C’est acteur aval pourrait être une entreprise leader ou un groupement de plusieurs entreprises concurrentes, sous l’impulsion d’un tiers, tel qu’un acteur de la grande distribution ou une institution.

Plusieurs facteurs pourraient inciter ces acteurs à agir : l'arrivée annoncée de la taxe carbone sur le scope 3 qui va raccourcir les temps de retour sur investissement des projets de décarbonation, la demande des investisseurs qui intègrent de plus en plus de critères ESG dans leurs décisions, et l'avantage concurrentiel que procure une chaîne de valeur décarbonée pour accéder aux marchés européens et internationaux, où les standards environnementaux deviennent des barrières à l'entrée. Le lancement d’un tel programme est estimé à 18 mois (figure 10). Cette section présente une succession d’étapes possibles et les illustre par des exemples concrets mis en place par des acteurs du secteur.

La construction et le lancement d'un programme d'optimisation des modèles industriels de la filière (4 mois)

1. Définition d'un programme d'optimisation pluriannuel validé par le comité exécutif.

Le succès du programme d’optimisation et la réalisation les gains associés doivent faire partie des priorités du comité exécutif et être ancrés dans les budgets opérationnels, avec une volonté affichée et quantifiée de réallouer une partie des gains à la décarbonation de la filière amont.

2. Constitution d’une équipe centrale d’experts et de ressources de mise en œuvre visant à coordonner, à soutenir la mise en place locale des initiatives, à standardiser les solutions et à les faire passer à l’échelle.

Un leader de l’agroalimentaire français dans le secteur laitier a ainsi combiné transformation digitale et programme d’optimisation. Pour cela, il a priorisé 15 outils digitaux en termes d’impact, tels qu’un planning automatisé, la mise en place d’un copilote de maintenance ou le suivi digital de la performance sur six de ses sites pilotes, avant de les codifier pour permettre leur déploiement sur la quarantaine de sites de production du groupe. Ce déploiement a inclus un programme de montée en compétences de 800 employés des différents sites (semaines de formation, contenus en ligne, suivi du progrès de chacun), afin de faciliter l’adoption de ces outils digitaux.

3. Structuration d'une gouvernance destinée à s'assurer de l'atteinte de la cible de gains.

Cela comprend un pilotage à fréquence hebdomadaire, un système d’escalade jusqu’au comité exécutif et des prérogatives claires (telles que l’arbitrage des ressources, par exemple).

La définition du plan de décarbonation des exploitants (12 mois)

4. Identification des différents groupes d’exploitants existants et de leur niveau d’engagement en matière d’objectifs de décarbonation.

Le partage des ambitions et des engagements en matière de décarbonation doit s'effectuer avec une majorité d'exploitants, et ne pas se concentrer sur quelques pilotes. Pour ce faire, les groupements locaux (à l'instar des coopératives agricoles et des centrales d'achat) peuvent jouer un rôle clé car ils créent un premier niveau d'agrégation, essentiel au passage à l'échelle de ces ambitions. Des exemples parlants existent en dehors de la filière stricto sensu. Ainsi, une telle démarche a pu être réalisée par entreprise pharmaceutique et a permis d’assurer l’engagement de plus de 100 de ses fournisseurs (sur une base de 300) aux objectifs SBTi de l'entreprise18, soit une hausse du nombre de fournisseurs engagés de 70 %.

Cette démarche s’est structurée en 3 temps : tout d’abord, le calcul des émissions de CO2eq par fournisseur et l’identification des principaux contributeurs. Ensuite, le partage des objectifs de décarbonation chiffrés par fournisseur. Enfin, la mise en place d’un programme de financement et d’accompagnement visant à engager les fournisseurs dans l’atteinte des objectifs de décarbonation fixés. En parallèle de ce travail auprès des fournisseurs, les acheteurs, category managers et responsables financiers ont développé leurs connaissances des performances environnementales et des outils de décarbonation afin d’accompagner la transition.

5. Construction d’un plan de décarbonation pour chaque archétype d’exploitants, identification des leviers associés et détermination du coût d’investissement total.

Des solutions d’accompagnement existent afin d’aider les exploitants à bâtir le plan adapté à leurs contraintes et enjeux individuels : capacité d’investissement, horizon de temps, type de culture, écosystème local, ressources disponibles dans un rayon proche de l’exploitation. Par exemple, plus de 150 exploitants ont déjà construit leur plan de décarbonation au sein de la ferme Hectar19, grâce aux outils de simulation proposés sur place et à l'intervention d'experts.

6. Définition du mécanisme de redistribution des coûts et de la valeur entre les acteurs de la filière.

Différents mécanismes de partage des coûts et de la valeur existent, de l'investissement direct auprès des exploitants à la mise en place d'incitations financières, comme l'illustrent les programmes de plusieurs grands acteurs de l'agroalimentaire. Nestlé a ainsi investi 1,1 milliard de dollars pour soutenir la transition vers l'agriculture régénérative de plus de 500 000 agriculteurs. En partenariat avec Barry Callebaut, l'industriel a également mis en place un programme d'incitations financières et de formation à l'agriculture durable pour 6 000 fermiers en Côte d'Ivoire, avec un bilan de plus d'1,3 Mt de CO2eq évitées par an20. Danone a mobilisé plus de 60 % des agriculteurs impliqués dans sa production en finançant l'adoption d'outils de mesure de l'impact carbone et de suivi des émissions, ou de programmes de préservation des sols (Livelihoods Funds, Farming 4 Generations). Via plus de 100 projets pilotes, l'écosystème mis en place par Danone a permis de réduire de 25 % les émissions de 14 fermes laitières allemandes et d'augmenter les rendements de 4 fermes espagnoles de 11 %21. FrieslandCampina, dont l'objectif est de réduire d'un tiers ses émissions liées à la production de lait d'ici 2030, prévoit de mobiliser 1,5 milliard d'euros pour soutenir les agriculteurs laitiers dans l'adoption de pratiques d'agriculture bas carbone émissions de GES a été constatée dans les fermes pilotes concernées22.

Le lancement du plan de décarbonation et la création d'une gouvernance en charge de sa réalisation (3 mois)

7. Mise en place d'une offre de formation et d'accompagnement des exploitants agricoles aux nouvelles méthodes de production.

Les exploitants doivent être formés à la mise en place des leviers de décarbonation, souvent en rupture avec les méthodes de production habituelles. Cela nécessite d’identifier les compétences manquantes et les acteurs à former, de créer une base de connaissances regroupant les meilleures pratiques et retour d’expérience d’acteurs ayant déjà décarboné tout ou partie de leurs activités, et d’animer des sessions de formation régulières et accessibles au plus grand nombre. Là encore, les acteurs avals peuvent jouer un rôle clé dans la diffusion et le partage des bonnes pratiques entre les agriculteurs, ou encore dans la mise en relation avec les chambres locales d’agriculture qui proposent des formations spécialisées (comme « Le carbone tout simplement » proposé par la Chambre d’Agriculture Grand est)23.

8. Développement d'outils de suivi de la capture des gains de CO2 sur l'ensemble de la chaîne de valeur et notamment auprès des exploitants agricoles.

De nombreux outils, traditionnellement utilisés pour estimer les crédits carbones générés par les pratiques agricoles, permettent de mesurer les émissions des exploitants, en intégrant 3 types de données : les pratiques agricoles de l’exploitant (outils agricoles, utilisation d’intrants, types de cultures), le contexte régional (géographie, climat, environnement), et la télédétection par satellite (présence de cultures, niveaux de biomasse, rotation des cultures).

9. Mise en place d’une gouvernance visant à piloter l’atteinte de la cible de décarbonation et permettant de moduler, si besoin, l’allocation du financement.

De la même manière qu’une "tour de contrôle" pilote la mise en place des optimisations nécessaires, une gouvernance doit être définie et déployée pour permettre le bon pilotage du plan de décarbonation. L’exécution des financements, la mise en œuvre des leviers sur le terrain, les évolutions des émissions de CO2eq et l’identification des potentiels écarts sont des points de suivi clés. Plusieurs leviers peuvent être adoptés pour assurer l’implication des exploitants sur toute la durée du plan, par exemple l’attribution de financements additionnels et de formations suite à la bonne mise en œuvre des différents leviers et aux résultats obtenus, ou encore l’attribution conditionnelle de capacités d’investissements selon le rythme de capture de gains.


La collaboration des acteurs au sein de la même filière, "de la fourche à la fourchette", peut permettre l’atteinte des objectifs de décarbonation tout en préservant l’équilibre financier de l’ensemble des acteurs de la filière. Dans ce schéma, l’aval, concentré sur les gros acteurs, active les leviers d’optimisation logistiques et industriels permettant de dégager une capacité d’investissement, ensuite réinjectée dans la décarbonation amont de la filière, chez l’agriculteur ou l’éleveur, et bénéficie en contrepartie de l’amélioration scope 3 promise aux investisseurs et aux clients finaux. Cette gestion "amont - aval" requiert un nouveau type de collaboration entre des acteurs historiquement silotés. Cette collaboration devient inévitable face à trois réalités : l'obligation réglementaire, avec notamment l’entrée en vigueur de la CSRD (Directive sur le reporting de durabilité des entreprises) qui impose le reporting des émissions fournisseurs, l'impératif économique d'anticiper les futures taxes carbone, et la réalité opérationnelle qu'aucun acteur isolé ne dispose à la fois des moyens financiers et des leviers d'action sur l'ensemble des émissions pour atteindre les objectifs fixés.

Explore a career with us