Dans cet entretien avec Alexandre Ménard, directeur associé senior de McKinsey & Company, Christopher Guérin défend une conviction iconoclaste : la profitabilité ne dépend pas de la croissance volumique, mais de la simplification. A rebours des dogmes du « toujours plus », il raconte comment Nexans est devenu un champion de l’électrification en misant sur la sélectivité, la sobriété et l’engagement collectif.
Diplômé de l’INSEAD, Christopher Guérin a débuté sa carrière chez Linde en Angleterre avant de rejoindre Alcatel Câbles en 1997, devenu Nexans en 2001. Il y a occupé diverses fonctions de direction jusqu’à être nommé, en 2018, directeur général de ce fleuron de l’industrie, avec une ambition claire : faire de Nexans le leader mondial de l’électrification. Il est l’auteur du livre « Pour aller dans le bon sens », aux éditions du Cherche Midi.
McKinsey : Quand vous prenez vos fonctions de directeur général en 2018, dans quel état se trouve Nexans ?
Christopher Guérin : Nexans sortait d’une longue traversée du désert. Après les « années d’or » des débuts en Bourse en 2001, la crise des subprimes avait tout fragilisé : trois CEO en huit ans, des acquisitions avortées, une perte de cap stratégique. En 2018, un double profit warning fait plonger l’action de 50 %. Le groupe était au bord de sortir du SBF 120. Bref, la maison brûlait. C’est dans ce contexte que j’ai pris la barre.
McKinsey : Votre choix a été radical : mettre la croissance de côté et miser sur la profitabilité. Pourquoi ce contrepied ?
Christopher Guérin : Parce que la croissance nous aveuglait. En juillet 2018, nous affichions des volumes record. Mais nos profits s’effondraient, et les investisseurs nous fuyaient. C’était le paradoxe : plus nous vendions, moins nous valions.
J’ai compris que courir après le volume, c’était courir vers l’abîme. Alors, nous avons décidé de réapprendre un mot oublié : « l’essentiel ». Repenser le modèle économique, revoir nos priorités, transformer nos routines, nos process et notre manière de piloter la performance. Et surtout : traiter chaque activité selon sa réalité. Certaines divisions créaient de la valeur, d’autres la détruisaient. Nous avons cessé de piloter Nexans comme un tout homogène : chaque marché a eu son traitement différencié.
C’était un pari risqué. Mais parfois, dans une crise de survie, la lucidité vient plus vite.
McKinsey : En 2019, vous aviez déjà engagé une transformation profonde. Puis survient la pandémie. Crise ou opportunité ?
Christopher Guérin : En mars 2020, le pays est déclaré « en guerre ». J’appelle alors mes 300 managers dans le monde et je leur dis : « Nous entrons dans une crise systémique : une crise sanitaire impacte les revenus qui impactent les marges puis la trésorerie, qui déclencheront une crise sociale. Voulez-vous gérer une crise sociale ? ». Evidemment, la réponse était « non ».
A ce moment-là, nous avons pris une décision radicale : oublier tous les indicateurs habituels. Exit le chiffre d’affaires, l’EBITDA ou la marge. Notre seul cap : préserver la trésorerie et protéger les salaries. C’était brutal, mais vital.
McKinsey : Concrètement, qu’avez-vous fait ?
Christopher Guérin : Nous avons appliqué une méthode de survie systémique. D’abord, nous avons modélisé la pandémie comme une succession de vagues, en croisant les données de la pandémie de 1968 et celles de la crise économique de 2008. Conclusion : il ne s’agirait pas d’un choc bref, mais d’un marathon de deux ans.
Puis, nous avons frappé fort : en cinq mois, nous avons supprimé 13 000 clients sur 17 000, ainsi qu’un tiers de nos produits. 80 % de notre portefeuille, effacé. Sur le moment, cela a ampute 20 % de notre chiffre d’affaires. Mais nous avons gardé l’essentiel : les clients et produits capables de générer du « bon cholestérol », à savoir rentabilité, liquidités et impact positif.
C’est un geste qu’aucun marché financier n’aurait accepté en temps normal. Mais sous les radars de la crise, il est passé. Et un an plus tard, ce choix a fait de Nexans une entreprise plus robuste, plus sélective et plus profitable.
McKinsey : La plupart des entreprises auraient eu peur de se couper ainsi de la majorité de leurs clients.
Christopher Guérin : C’est justement ce qui nous distingue. Beaucoup d’entreprises naviguent à vue : elles multiplient les clients, les produits, les projets, comme si la complexité était un signe de vitalité. Pour moi, c’est l’inverse : la complexité est un « virus » qui s’insère dans toutes les strates de l’entreprise.
Dans la tempête, nous avons choisi la discipline paradoxale : « faire moins pour faire mieux ». Et c’est là que s’est forgée notre conviction : la simplification n’est pas une réduction, c’est une stratégie de puissance.
McKinsey : Après avoir assaini le portefeuille clients et produits, vous avez aussi opéré une bascule stratégique de grande ampleur. En quoi consistait-elle ?
Christopher Guérin : La deuxième étape de la transformation a été de travailler en profondeur sur la stratégie. Nous avons analysé les grandes tendances de marché, les megatrends comme les megarisks. De là est né le moteur de notre action : « simplifier pour amplifier ».
Concrètement, nous avons cédé 2 milliards d’actifs — sur un total de 8 milliards — qui n’étaient pas liés à l’électrification. Et nous avons réinvesti 2 milliards dans ce secteur. Il s'agit d'une rotation stratégique de plus de 4 milliards d’euros : un choix qui engage le destin d’un groupe.
Car la complexité ne se limitait pas au portefeuille clients. Nous étions présents sur un nombre trop important de marchés, sans avoir l’échelle pour les absorber. Or, je suis convaincu que dans quinze ans, les gagnants ne seront pas les généralistes, mais les pure players de leur domaine. C’est pourquoi nous avons pris très tôt le virage de l’électrification.
Et nos clients nous ont confirmé que nous devions changer de métier : ils ne voulaient plus seulement des composants, mais des systèmes complets, prêts à l’emploi. Il fallait impérativement sortir de la case de fournisseur de commodités, sous peine d’être désintermédies.
Prenons l'exemple de la haute tension : nous fournissons les câbles, nous les installons, nous nous chargeons de l'ingénierie, de la documentation et de la maintenance. Aujourd’hui, 25 % de notre chiffre d’affaires couvre l’ensemble du besoin en tant que systémier. Mais cette verticalisation ne peut se faire que sur quelques marchés choisis, au risque sinon d'être rattrapé par la complexité. D’où la nécessité d'un recentrage assumé.
McKinsey : Aujourd’hui, on parle d’un monde de « perma-crises », ou les chocs se succèdent et s’empilent. Comment un dirigeant peut-il garder le cap ?
Christopher Guérin : Il faut d’abord reconnaitre la réalité : nous ne vivons plus des crises séparées par des phases de répit. Nous vivons un empilement crises permanent — géopolitiques, climatiques, sociales, cyber. Les dirigeants sont pris en étau entre des injonctions contradictoires : générer du profit mais aussi préserver la planète, être productif mais aussi équitable. Si vous cherchez à satisfaire tout le monde, vous vous épuisez.
Chez Nexans, nous avons fait un choix : « ne pas faire plus, mais faire mieux ». Nous avons prouvé qu’une sobriété de gestion et une rigueur de sélection peuvent générer de la surperformance économique. En sept ans, nous avons multiplié l’EBITDA par presque trois, nos liquidités par 10, la rentabilité des capitaux investis (ou ROCE) est passée de 5 % à 33 %, et nous avons réduit de 40 % nos émissions carbone... Ce n’est pas un compromis, c’est une réconciliation : profit et planète peuvent marcher ensemble.
McKinsey : C’est le sens de votre modèle E3 ?
Christopher Guérin : Exactement. Nous avons observé que nos activités les plus rentables étaient aussi celles qui polluaient le moins et engageaient le plus nos salaries. A l’inverse, les activités destructrices de liquidités étaient aussi destructrices de CO₂ et d’engagement social.
De là est né le modèle E3 : « Économie essentielle, Équipe engagée, Écosystème préservé ». Ce n’est pas un slogan, c’est un filtre. Chaque usine, chaque business unit est évaluée à l’aune de cet équilibre. Quand une activité brule des liquidités, du CO₂ et du capital humain, elle n’a pas d’avenir. Quand elle aligne les trois, elle devient un moteur de transformation.
Ce modèle a d’abord échoué avec le management intermédiaire, trop prisonnier de ses indicateurs. Ce sont les ouvriers, la base, qui s’en sont emparés. Nous avons ravivé le patrimoine industriel site par site, raconté l’histoire centenaire des usines. Résultat : +15 points d’engagement. La transformation ne s’impose pas, elle se transmet.
McKinsey : Quel est le rôle du CEO dans une telle transformation ?
Christopher Guérin : Le CEO d’aujourd’hui doit jouer quatre rôles. Le skipper, qui tient la barre dans la tempête. Le chirurgien, qui descend en salle d’opération quand une unité souffre. Le jardinier, qui sème des initiatives dont il récoltera les fruits dans deux ans. Et, de plus en plus, l’architecte.
Pourquoi l’architecte ? Parce qu’il pense le temps long. Un architecte dessine pour trente ans, en intégrant l’économie, l’écologie, le vivant et la sociologie. Les dirigeants ont beaucoup à apprendre de cette approche de consilience. Si vous ne rebâtissez pas votre organisation comme un écosystème fluide, elle ne tiendra pas.
McKinsey : Et vous, quel héritage voulez-vous laisser chez Nexans ?
Christopher Guérin : Nexans existe depuis 140 ans. La question que je pose à mes managers est simple : « Que voulons-nous écrire dans ce chapitre de l’histoire ? ». Une impression ? Un parfum ? Une trace vite effacée ? Ou un sillage profond qui change la trajectoire ?
Je crois que nous avons une responsabilité générationnelle. J’aime cette image : dans une avalanche, aucun flocon ne se sent responsable. Mais nous sommes tous des flocons. Diriger, c’est accepter d’être responsable de l’avalanche ou de la prévenir. L’héritage que je souhaite laisser, celui d'une entreprise qui a montré qu’on peut prospérer en étant sobre, sélective et alignée avec le vivant.